En fait, ces deux adjectifs, « réel » et « virtuel », sont utilisés par facilité de langage. L’activité qui consiste à naviguer sur les contenus multimédias d’un site Internet ou d’une application mobile ne sont en rien, du point de vue de l’expérience vécue, une activité moins réelle que celle qu’aurait la même personne si elle se rendait dans un musée pour en visiter les salles.
Elles seront d’ailleurs tout également réelles parce qu’elles auront été réalisées, tandis que le qualificatif « virtuel » renvoie à l’idée d’une potentialité, non encore développée.
Quant à la visite dite « virtuelle », elle désigne un mode d’expérience où c’est par l’intermédiaire de technologies médiatiques (films, reconstitutions 3D interactives, etc.), que nous explorons des espaces virtuellement recréés.
Comme pour le cas de l’enseignement, il s’agit plutôt d’articuler deux modalités de l’expérience, qui diffèrent sur le plan du maintien d’une présence physique dans l’espace et de l’usage de dispositifs de télécommunication : la visite « en présence » et « à distance ».
Pour les musées, dont la justification sociale se fonde sur la promesse d’une rencontre, d’une mise en présence avec des objets authentiques du patrimoine, la fermeture des galeries muséales représente un défi sérieux. La crise du Covid prive les publics d’un accès physique aux objets de son patrimoine, et menace en conséquence la légitimité de l’institution. Les offres de visite « à distance » apparaissent alors comme des moyens alternatifs d’accès pour les publics, indispensables pour préserver la légitimité sociale des musées.
Dans la mesure où la perspective d’un retour à la « normale » n’est pas garant, il devient intéressant de se pencher sur l’expérience que constitue la visite à distance : en quoi transforme-t-elle l’expérience du musée ? Par rapport à la visite « en présence », quelles sont les dimensions de la « visite » qui sont affectées ?
Les musées face aux défis de la visite à distance
Notons tout d’abord que le phénomène n’est pas si nouveau. Les musées ont commencé à exploiter depuis quelques années déjà les technologies de communication pour accroître leur portée en proposant des modes variés de visite « à distance ». Les diverses tentatives ont en commun de chercher à retrouver par les dispositifs techniques les qualités de la visite « en présence ». Le British Museum réalise en 2015 une visite en direct de l’exposition « Defining Beauty. The Body in Ancient Greek Art » sur Périscope. Tandis qu’un journaliste guide la visite, un médiateur se charge de collecter et transmettre les questions des internautes, qui sont relayées en temps réel au commissaire. Selon le British Museum, l’immédiateté et l’intimité du média sont propices à procurer le sentiment de visiter « ensemble » l’exposition et d’approcher les chefs-d’œuvre « comme si on y était ».
Depuis 2007, les visites virtuelles immersives rendues possibles par Google dans le Google Art Project (devenu depuis Google Art et Culture](https://artsandculture.google.com/partner?hl=fr) donnent aux internautes l’impression de parcourir à leur guise les espaces d’exposition, de se déplacer dans un parcours, et de choisir les œuvres qu’ils veulent approcher. Des zooms et des informations permettent, selon les besoins, d’accéder alors à des interprétations fournies.
Dès 2012, à l’occasion de l’exposition « Bohèmes » au Grand Palais, la Réunion des Musées Nationaux propose une visite guidée virtuelle dans un environnement immersif interactif, animé de la présence d’un guide. Le ou la guide apparaît à certains points en 3D dans l’espace virtuel interactif que parcourt l’internaute ; cette insertion insuffle de l’interactivité et redonne à la médiation une dimension humaine.
Quant au Musée du Prado, s’il a mis en avant pendant le confinement les séquences d’interprétation des salles par les conservateurs, filmées in situ (mais essentiellement en espagnol), il ne fait que prolonger des initiatives mises en place depuis 2009.
Visiter une exposition… au cinéma
Le cas des films d’exposition, dans lesquels les expositions sont captées exclusivement pour la diffusion cinéma, offre un autre exemple. Ces « expositions filmées » (ou « visite filmée d’exposition », ou encore « documentaire de l’exposition ») procurent à certains publics éloignés un substitut de visite à distance, et permettent aux concepteurs (musées ou compagnies de production spécialisées) d’exploiter leur produit culturel au-delà de sa durée de vie au musée. L’événementialisation de la sphère culturelle (avec le développement des expositions temporaires) se double ici d’une industrialisation culturelle (par la production de produits dérivés tirés de ces expositions).
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Dans le cas de ces « hybrides transmédiatiques », le film devient intégralement un moyen de médiation de l’exposition. Des choix filmiques dépendra une certaine façon de voir les œuvres et de comprendre l’exposition. Point de vue, angles, montage, réalisation, ajout de commentaires, choix des médiateurs présents à l’écran, composent un système de filtres à travers lequel les spectateurs découvrent l’exposition. Guidant, orientant et prescrivant l’activité d’interprétation du spectateur, le film en devient le moyen d’accès et d’appropriation. Nous posons l’hypothèse que, comme pour les autres dispositifs, le film d’exposition cherche à redonner l’impression de visiter en vrai les espaces, de déambuler, d’interagir avec des médiateurs, mais aussi qu’ils tentent de transmettre l’impression de s’approcher des œuvres et de ressentir l’effet qu’elles produisent. Il s’agirait en fait de transformer le spectateur en « visiteur virtuel » en lui donnant l’impression, par les choix filmiques, de se projeter depuis sa place au cinéma dans l’espace virtuel de l’exposition.
Une analyse de films d’expositions diffusés en 2015 dans les multiplexes Kinépolis, réseau implanté dans l’Est dans le France, a montré que deux modèles distincts de médiation se dégageaient des différentes productions proposées.
Dans les productions d’Exhibition on Screen (EOS) diffusées en salles depuis 2015 (« Vermeer et la musique », « Rembrandt », « Les impressionnistes », « Van Gogh : un nouveau regard »), la façon de filmer, le choix des médiateurs et leurs commentaires favorisent une vision légitimiste de la culture : il s’agit avant tout de favoriser l’acculturation aux grands œuvres, par la mise en scène de paroles d’experts incrustées en « capsules » pour exalter les travaux scientifiques. La caméra est l’instrument d’une couverture systématique et linéaire du contenu des expositions, auquel le spectateur semble faire face.
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À l’opposé, dans le film « David Bowie is » (Victoria and Albert Museum), « exposition filmée » accompagnant l’arrivée de l’exposition éponyme à la Philharmonie de Paris, le film intègre des commentaires d’experts du musée, mais aussi de visiteurs filmés dans l’exposition, ce qui favorise une identification des spectateurs aux visiteurs montrés à l’écran. Les principaux médiateurs sont deux jeunes conservateurs de l’exposition – un homme et une femme), qui détaillent les choix scénographiques retenus dans les différentes sections de l’exposition. La façon de filmer dynamise le rapport aux pièces présentées, et rend perceptibles l’effet sensible des dispositifs de l’exposition. Par exemple, l’effet d’entraînement des corps dans la danse aux stations d’écoute musicale de l’exposition est rendu par des mouvements de caméra, des gros plans envahissant toute la taille de l’écran, au point que, même dans son siège au cinéma, il devient impossible de s’empêcher de danser !
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Aussi le film parvient-il à immerger le spectateur dans l’exposition, lui faisant accéder à une position de « visiteur virtuel ». Ce film représente une proposition alternative, à nos yeux plus stimulante, d’exploitation des potentialités du médium filmique pour la médiation des expositions « à distance ».
Un nouveau chantier de recherche
À l’instar des films d’exposition, les dispositifs de visite à distance mis en œuvre par les musées ouvrent un chantier de recherche intéressant pour les temps à venir : en quoi les modalités de l’expérience de visite « à distance » transforment-elles les relations entre visiteurs et contenus ? Quels sont les dispositifs les mieux à même de favoriser l’accès à la culture ? Quelles sont, enfin, les options qui permettent d’en faire des moyens d’empowerment des visiteurs, c’est-à-dire des ressources mobilisables, en toute autonomie, en vue d’une exploration émancipatrice de contenus culturels toujours plus nombreux ?
Gaëlle Crenn, Maitre de conférence Info-Com, CREM, IUT Nancy Charlemagne, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.